Cichlidés et cohabitation
Ou "Quelques bases pour élaborer une population"
publié dans Aquaplaisir n°56

 
 
 

Merci à Corto pour sa lecture critique de mon texte

Nombreuses sont les questions relatives à la cohabitation de diverses espèces posées dans les forums, groupes de discussions du web ou courrier des lecteurs de magazines aquariophiles. Ce sont souvent les mêmes interrogations, d'ailleurs !
" Mon bac de 200 litres héberge un couple de Pseudomachin, un trio de Bidulochromis et un groupe de cinq Machinocara. Puis-je ajouter un couple de Trucogramma? "
Il est toujours bien difficile de répondre à ces questions car de nombreux paramètres entrent en jeu. Le volume du bac bien sûr et les espèces déjà présentes mais également l'agencement de la décoration. Il est malaisé d’évaluer ce dernier élément à distance car il n’est pas facile d'imaginer à quoi ressemble l’aquarium que l'on vous décrit, tout au plus peut-on en avoir une vague idée.
L'objectif de cet article n'est donc pas de donner des règles absolues, infaillibles, mais plutôt des bases, de façon à ce que chacun puisse se forger sa propre expérience, mais en partant du bon pied.
Bien sûr, toute règle étant faite pour être transgressée, vous trouverez toujours quelqu'un pour vous dire que chez lui " ça marche, donc c'est bien ". C'est vrai que tout peut être fait, mais tout n'est pas forcément bon à faire.
Je vais tenter ici de vous faire part de mes expériences personnelles (toujours modestes car il y a tant à apprendre) dans la maintenance des Cichlidés, en vous indiquant des règles n'ayant qu'un seul but : vous aider à comprendre "comment ça marche". J'ai déjà partiellement abordé le problème dans un autre article "Cichlidés, maintenance et taille du bac" mais je souhaite ici développer en ne me contentant pas, comme je l'avais fait précédemment, de traiter du rapport " taille des poissons / taille du bac ".

La qualité de l'eau :

Evidemment, c'est le premier critère pour une cohabitation réussie. Il n’est nullement question d'élever dans le même aquarium des espèces aux exigences opposées. Pas de "Tanganyika" (pH alcalin) avec des fluviatiles africains (pH acide, eau très douce) par exemple. Ne négligeons pas le fait que les poissons s'adaptent assez bien à des qualités d'eau différentes à partir du moment où on ne leur impose pas des conditions extrêmes, mais si on veut que tous les poissons soient " heureux ", ils doivent tous bénéficier des paramètres physico-chimiques s'approchant au mieux de leur milieu d'origine. Je ne vais pas m'étendre sur ce sujet, car la première des choses auxquelles on doit penser en achetant un poisson c'est "l'eau dont je dispose leur conviendra-t-elle ? " Encore faut-il avoir des notions de base concernant les paramètres de leur biotope.
C'est la règle la plus facile à respecter. On peut se reporter au tableau des qualités d'eau dans l'article "L'eau et les Cichlidés". Bien sûr, il est parfaitement possible de faire cohabiter, selon ce point de vue, des espèces exigeant le même type d’eau mais originaires de contrées éloignées (Amazonie et Afrique de l'ouest par ex.). Toutefois, les puristes préfèrent maintenir, dans un même aquarium, des espèces originaires des mêmes régions.

Incompatibilité de taille relative des poissons entre eux :

Encore une règle facile à respecter : les Cichlidés étant souvent des poissons territoriaux (au moins pendant la phase de reproduction), il est inconcevable de faire cohabiter des poissons de 25 cm avec d'autres de 6 ou 7, du moins sans conséquence pour ces derniers. Ces conséquences ne sont pas toujours faciles à évaluer : une cohabitation hasardeuse peut aboutir à un poisson qui se fait purement et simplement dévorer (au moins on sait à quoi s'en tenir) ou, plus sournoisement, à un poisson dominé qui n'arrive pas à se reproduire (conséquence parfois difficile à évaluer). Il arrive parfois que ce soit le petit casse-pied qui gêne le gros calme, mais ceci est une autre histoire.
On évitera donc d’associer la proie avec son prédateur.
Parler " d’incompatibilité de taille " englobe non seulement la notion de taille relative des poissons entre eux, mais également l’incompatibilité liée au rapport taille des poissons/volume de l’aquarium les hébergeant ? On lit, dans certaines revues, que des "aquariophiles" maintiennent 3 Nimbochromis livingstonii (25 cm) dans un bac de 240 litres ! C'est aberrant...
La moindre des choses est de se renseigner sur la taille des poissons adultes mais également sur leur besoin en espace (espace pour lequel on doit également tenir compte de leur comportement ; un lamprologue de 15 cm a besoin de moins d'espace qu'un Ophthalmotilapia de la même taille. cf paragraphe "Incompatibilités comportementales"). Comment ne pas être sidéré par la détention de certains énormes "Cichlasoma" d'Amérique centrale dans des bacs de 300 ou 400 litres quand on a pu apprécier leur beauté dans des piscines de 15000 litres où ils vivent en parfaite harmonie, sans même une écaille arrachée. Si on peut envisager un bac spécifique de 400 litres pour un couple formé, ce volume est totalement irréaliste pour un bac d'ensemble.
Le conseil sage est : avant d'acheter des poissons il faut se renseigner sur leur taille adulte ET sur leur comportement. On conseille habituellement, et en moyenne, de maintenir les Cichlidés de façon à ce qu'ils bénéficient de 3 à 4 litres d'eau par centimètre de poisson adulte.

Incompatibilités alimentaires :

Dans la mesure où les Cichlidés s'adaptent assez bien aux nourritures de substitution que nous leur proposons, les différences nutritionnelles observées dans la nature sont amenuisées. Toutefois, certaines espèces comme les Tropheus, qui ne doivent être alimentées que sur une base végétale sous peine de problèmes intestinaux, ne devraient pas être maintenues avec des espèces se nourrissant de crustacés ou de petits poissons, tels que les lamprologiens. On en déduit que le bac de Tropheus sera de préférence un bac spécifique sous peine de nourrir mal soit les Tropheus soit leurs colocataires nécessitant une nourriture non végétale. On pourrait également adopter cette règle pour les M'bunas mais ils sont moins délicats que leurs homologues du Tanganyika. Quelques espèces planctophages sont également à surveiller du fait de leur exigence en nourriture très fine : Cyprichromini (Tanganyika) et Chaetobranchini (Amérique du Sud) par exemple.

Incompatibilités comportementales :

Nous abordons là les choses sérieuses. Bien sûr, on peut classer dans ce paragraphe, le rapport "proie/prédateur" ; mais il s'agit d’analyser à présent des critères comportementaux plutôt liés au caractère propre de chaque espèce (ou groupe d'espèces) qu’à son mode d’alimentation. Ainsi, des espèces pourtant de taille identique risquent de ne pas pouvoir cohabiter sereinement en raison de comportements trop antagonistes ; le cas extrême étant la petite espèce teigneuse qui terrorise la grande espèce placide dans un bac mal adapté. Sans aller jusqu'au "terrorisme", il y a l'espèce très remuante qui passe son temps à s’agiter dans tous les coins et à chicaner les autres en leur croquant éventuellement un bout de nageoire (les Tropheus - encore eux - par exemple).
Il est donc important de connaître le caractère de l'espèce que l'on souhaite acquérir pour savoir si son introduction dans le bac peut être envisagée avec toutes les chances de succès. Par exemple, il est faux de croire que l'on peut introduire n'importe quel M'buna dans un bac en contenant déjà. Chaque espèce a son caractère : Maylandia lombardoi est une espèce assez agressive alors que Labidochromis caeruleus est beaucoup plus calme. Labidochromis chisumulae et certains "elongatus" sont à surveiller avec attention. Des petites espèces comme les Cynotilapia ou Pseudotropheus "Kingsizei" (que mon ami Patrick Tawil a surnommé "Poulpican" du nom de ces petits diables de la mythologie bretonne) peuvent être particulièrement virulentes, et sont capables de tenir tête à des poissons beaucoup plus gros. C'est sûr cette règle que l'on se base pour déconseiller l'introduction d'"Haplos" dans des bacs de M'bunas, les premiers étant trop placides pour être à l'aise au milieu d'une communauté de poissons plus rapides.
En Amérique Centrale, Neetroplus nematopus est une véritable petite teigne, alors qu'à taille équivalente des Thorichthys sont beaucoup plus calmes. Dans le lac Tanganyika on connaît bien les espèces du groupe "brichardi" capables de faire fuir n'importe quel poisson ; il faut avoir été attaqué une fois par un Neolamprologus ocellatus pendant un nettoyage de vitre pour comprendre à quel point ces petits monstres ont du courage ; quant aux Julidochromis, aucun prédateur n'arrive à approcher d'un couple surveillant ses jeunes.
Nous pouvons inclure dans ce paragraphe tous les problèmes liés à l’occupation simultanée du même biotope, et plus particulièrement des zones sableuses, puisqu'en l'absence de repères, les territoires y sont plus difficiles à délimiter. Ce genre de problème se rencontre fréquemment chez les Cichlidés du lac Tanganyika. Souvent, une espèce est dominante sur la zone sableuse au détriment des autres : des Ophthalmotilapia peuvent empêcher une bonne maintenance de Xenotilapia simplement parce que le mâle Ophthalmotilapia entretiendra un grand cratère ; mais ce mâle peut parfaitement lui-même être dérangé par une colonie de conchylicoles... Si l'on souhaite élever ces trois types d'espèces ensemble et correctement, il faudra disposer d'un bac suffisamment spacieux pour que des territoires distincts puissent être constitués et matérialisés au moyen de quelques roches. Cette recommandation vaut également pour la maintenance de plusieurs espèces conchylicoles dans le même aquarium. Quant à la cohabitation de plusieurs espèces de "longues pelviennes" dans le même bac, je ne peux que la déconseiller dans des bacs de taille normale (jusqu'à 1000 litres)
Les espèces pétricoles ne donneront pas lieu à de tels soucis car elles délimitent plus facilement leurs territoires. Toutefois, il est souvent utile de réaliser des amas rocheux distincts pour que les domaines soient mieux définis.
Un nouveau critère de choix de nos poissons sera ainsi de savoir si l'espace dont ils disposeront leur permettra de laisser libre cours à leurs habitudes comportementales naturelles.

Incompatibilités morpho-chromatiques :

Ce type d'incompatibilité est lié au fait que des poissons trop proches morphologiquement et/ou chromatiquement auront tendance à s'hybrider. Mais, attention, le fait d'avoir dans le même aquarium des poissons très distincts ne signifie pas que l'on évitera toute hybridation. Le meilleur exemple dont je me souvienne est une reproduction obtenue entre un mâle Placidochromis milomo et une femelle Nimbochromis polystigma ! On ne peut pourtant pas dire qu'il y ait une quelconque ressemblance entre les deux espèces ! J'avais élevé deux jeunes pour voir à quoi "cela" pouvait ressembler et, par provocation, je les avais apportés à une bourse de l'AFC à Orsay. J'ai trouvé preneur !!! Mais j'ai refusé de les vendre (je les ai même sacrifiés immédiatement en voyant que ce genre de " chose " pouvait attirer !). Je ne vous dis pas la réaction des personnes intéressées… J
Nous partirons du principe que vous souhaitez maintenir des poissons dans de bonnes conditions et de façon à préserver la pureté de la souche pour, éventuellement, en faire profiter quelques amis.
Il faut donc s'interroger sur le pourquoi du comment des hybridations.
L'Evolution a créé ce que l'Homme appelle des espèces, ces espèces sont issues de lignées évolutives distinctes. En schématisant, cela pourrait ressembler à un arbre aux multiples ramifications ; le tronc étant la vaste famille des Cichlidés puis les branches se divisent, se ramifient pour aboutir à une espèce, voire à une variété géographique.
Le principe de la maintenance réussie est d'éviter de faire cohabiter des espèces issues de la même " grosse branche ".
Prenons un exemple : les Neolamprologus forment une branche maîtresse qui se divise en plusieurs petites branches parmi lesquelles on peut distinguer le groupe brichardi et le groupe des "cylindriques" (leleupi, pectoralis, cylindricus et j'en oublie). L'hybridation entre un brichardi et un "cylindrique" a peu de chance d'avoir lieu car les espèces sont bien différentes morphologiquement ; en revanche, il ne devrait pas vous venir à l'idée de faire cohabiter deux espèces issues du groupe brichardi ou deux espèces issues du groupe des "cylindriques". Le plus souvent (et même si on trouve toujours des exceptions), les poissons ont tendance à vouloir se reproduire avec un partenaire correspondant le mieux à celui que la Nature lui a octroyé. Cela signifie que des poissons maintenus en couple ou en groupe auront beaucoup moins de chances de s'accoupler avec des poissons d'une autre espèce que s'ils sont maintenus par individus isolés. J'ai bien dit "moins de chances", je n'ai pas dit "impossible" ! En l’absence d'un partenaire conspécifique des poissons "célibataires" auront tendance à s'hybrider beaucoup plus facilement.
Les incompatibilités chromatiques doivent donc être soigneusement étudiées pour réaliser une population cohérente. Chez les M'bunas par exemple, nombreuses sont les espèces "éloignées" qui se ressemblent pourtant plus ou moins. Il conviendra de réaliser une population en veillant à éviter de faire cohabiter des espèces dont les femelles sont chromatiquement proches, même si leurs mâles respectifs sont bien différenciés (et inversement : femelles différenciées, mâles ressemblants). Exemple : le mâle Pseudotropheus "Daktari" est bien différent du mâle Pseudotropheus "Msobo Magunga", mais leurs femelles sont toutes les deux jaunes : il y a bien risque potentiel d'hybridation. De même, les femelles Apistogramma d'un même groupe se ressemblent toutes comme deux gouttes d'eau... La même erreur est possible avec Pseudotropheus saulosi et P. demasoni : ce sont alors les mâles qui se ressemblent.
A l'inverse, dans le lac Tanganyika, deux espèces peuvent apparaître similaires aux yeux d'un néophyte comme Neolamprologus tretocephalus et Cyphotilapia frontosa ; elles auront pourtant bien des difficultés à s'accoupler dans la mesure où leur processus reproducteurs sont radicalement différents (ponte sur substrat pour l'une et incubation buccale pour l'autre), montrant qu'une convergence chromatique n'est pas forcément liée à une même origine phylogénétique.
Même si l'hybridation n'est pas systématique, l'aspect assez semblable de certaines espèces peut conduire à des problèmes plus ou moins perceptibles par l'aquariophile. Dans le cas de deux mâles plutôt ressemblants, il arrive que l'un des deux domine tellement l'autre que toute reproduction de ce dernier en est perturbée ; c'est fréquemment une raison d'échec de pontes. Evidemment, le problème poussé à son extrême peut conduire à une hybridation.

Un autre exemple pouvant regrouper l'ensemble des problèmes est celui des "suiveurs bleus" du Malawi (Cyrtocara moorii, Protomelas annectens, Placidochromis phenochilus, P. electra et Otopharynx selenurus). Bien qu'appartenant à quatre genres différents, ces espèces ont de nombreux points communs qui font que leur cohabitation est à fort potentiel d'hybridation : 1/ ils occupent la zone sableuse où ils suivent les grandes espèces fouilleuses de sable, profitant du nuage de particules soulevées pour s'alimenter ; 2/ ils sont bleus ; 3/ ils ont une morphologie relativement proche ; 4/ leur degré d'agressivité est assez semblable. On comprendra aisément que des hybridations puissent facilement avoir lieu, ce qui a été le cas notamment entre C. moorii et P. electra.

Conclusion :

Je sais qu’ils sont nombreux, ceux qui aimeraient que je leur indique des populations types. Il n'en est nullement question. Chacun a ses goûts, ses possibilités financières, son aquarium ; avec cela il doit composer la population qui lui conviendra le mieux. Je n'ai fait que donner des directions, des indications, pour éviter des erreurs grossières. C'est à chacun maintenant de réfléchir à ce que la population de son aquarium évolue au mieux pour le bien des êtres vivants qu'il héberge. Le propre de la pédagogie n'est pas de donner des solutions mais de faire comprendre comment trouver ces solutions. Du moins, c'est comme cela que je vois les choses. Ne soyons pas le consommateur de notre  aquarium mais un acteur de sa réussite.
Evidemment pour en être un acteur il faut s'en donner les moyens, ne pas hésiter à lire de bons livres, consulter de bons sites Web ou interroger des aquariophiles expérimentés. Tout cela vous aidera à vous forger votre propre expérience, et c'est bien cela qui est indispensable.

Pour résumer, s'il est une règle de base que je pourrais vous donner c'est de ne jamais craquer pour un poisson, de toujours réfléchir AVANT. Voici les questions primordiales à se poser : mon eau est-elle conforme aux besoins de cette espèce ? La population de mon bac n'est-elle pas déjà trop importante ? Les nouveaux venus ne risquent-ils pas de se faire massacrer parce qu'ils ne trouveront pas de place dans le bac ? Ai-je déjà des espèces avec lesquelles ils risquent d'entrer en concurrence (dans l'espace, le comportement, la forme ou la couleur) ?

A vous de jouer.